« Ils n’ont plus de vin »

J’ai été touchée par cette phrase de l’évangile de Cana : « Ils n’ont plus de vin », lors de ma retraite annuelle, fin 2020, et j’ai vu ces personnes qui ne pouvaient se rendre à l’église le dimanche à cause d’un handicap : ils n’ont plus le PAIN !

Avec l’autorisation du curé, j’ai commencé à les rejoindre, accompagnée par Bouba, un catéchiste. Depuis un peu plus d’un an chaque dimanche, après la messe, nous partons les visiter.

Généralement nous commençons par Papa Laurent, le plus loin, environ une demi-heure à pied de la Communauté : un monsieur âgé, plié en deux suite à un accident par un bœuf. Sous le manguier, devant sa case en brique de terre, nous partageons l’évangile en fulfulde (langue des Peuls appelé aussi Foulbés, principalement éleveurs, que l’on trouve aussi au Nigéria, au Burkina Faso, au Tchad…) ou mieux dans sa langue, le toupouri, quand, par exemple, une jeune du groupe vocationnel nous accompagne ou Vedette, sœur de ma communauté. Malgré son handicap il tient à recevoir la communion à genoux. Nous le quittons avec les dernières nouvelles de la paroisse.

De là, depuis plusieurs semaines, nous nous rendons chez Philippe, retraité de Camrail (société de chemin de fer), momentanément immobilisé suite à une luxation de la hanche. Là, c’est dans des fauteuils devant la TV que se fait la rencontre. Après la lecture de l’évangile nous partageons la parole reçue à l’homélie et Philippe rajoute aussi son mot. C’est ainsi que le temps de partage se prolonge parfois …

Puis nous descendons chez le chef de notre quartier qui nous reçoit sous son auvent et nous accueille en nous disant  » Je vous attendais « . Si la parole est dite en français il faut, par contre, élever la voix car à environ 90 ans l’ouïe est un peu délicate. Nous ne partons pas sans avoir entendu  » Le manguier qui est là c’est Mgr Plumey * qui l’a planté, et la maison ici c’est lui qui l’a construite «  et il se lève pour nous montrer :  » J’ai été catéchiste pendant 9 ans… « .

Nous poursuivons chez maman Marie, qui marche difficilement et nous attend assise généralement sur un tronc de palmier. Comme elle est de l’ethnie Guidar, comme Bouba, le partage de la parole se fait dans sa langue maternelle. Si sa fille Cécile n’est pas partie au marché, ou en est déjà revenue, les échanges de nouvelles sont plus longs !

Un peu plus loin, en allant chez maman Marie Thérèse, nous faisons une escale pour saluer Papa Mathieu. Lui aussi a connu Mgr Plumey et a bénéficié de son aide pour traiter sa lèpre. Cette maladie l’a bien handicapé des mains et des pieds.  » Après avoir été dans l’Eglise Catholique d’autres églises sont venues le prendre mais l’ont abandonné… «  me dit Bouba. Nous faisons une courte prière avec lui.
Maman Marie Thérèse a fait une hémiplégie il y 8 ans. Elle était très engagée sur la paroisse, dans le groupe des femmes catholiques, mais n’a récupéré qu’un peu de mobilité pour se déplacer chez elle. Elle nous disait :  » Chaque dimanche je me réveille vers 4 ou 5 h et je suis heureuse car je sais que je vais pouvoir communier « . Veuve depuis une dizaine d’années, elle est très entourée par ses enfants et petits enfants. Il y a beaucoup de joie de vivre dans cette maison. Nous terminons souvent par un chant entonné par l’une de ses filles. Avant de partir nous avons droit à une boisson chaude ou froide et même parfois au repas. En repartant, nous glanons dans le verger quelques fruits ; en ce moment ce sont les avocats. Le mari était un grand agriculteur, mais aussi responsable des jardins du temps de Mgr Plumey ; notre Sr Judith l’a eu comme professeur. Il était surnommé « Papa Potasse » !

Et pour rejoindre le papa de Bouba, nous traversons le Centre de Santé. Là aussi il nous arrive de faire un arrêt si Bouba a repéré dans la semaine des patients qui souhaitent recevoir le Corps du Christ. C’est ainsi que nous avons visité pendant 2, 3 mois, Mr Léon, directeur d’école, victime aussi d’une hémiplégie.

Robert Tizi est donc notre dernier patient. Son petit fils, trois ans, l’aura prévenu :  » J’ai vu la sœur à la messe, elle va venir te voir « . Immobilisé depuis plus d’un an, suite à un accident de moto qui a provoqué une fracture du fémur, il se déplace difficilement avec deux béquilles. Il a déjà plus de quatre-vingt ans. Originaire de Lam (région du Nord), il est arrivé à Ngaoundéré, comme catéchiste, et pour se former à l’agriculture à l’invitation de Mgr Plumey. Il a été jusqu’à l’assassinat de celui-ci, le chauffeur de son tracteur. Ancien élève de Thérèse Harvard  –sœur Marie Paule-,  je l’ai invité à lui écrire. Vous ne pouvez imaginer la joie qu’il a eue le jour où il a eu la réponse. Pendant des mois et peut être encore aujourd’hui, la lettre était dans la poche de sa chemise. Premier habitant, nous apprenons beaucoup sur l’histoire de notre quartier.

Après cette tournée, j’arrive à la communauté vers 14h, heureuse de ces rencontres. Porter ainsi le PAIN a été et est pour moi une activité qui me donne beaucoup de joie et nourrit ma foi.

C’est en visitant Papa Mathieu, lépreux, qu’un jour je me suis rendu compte qu’il luttait avec les mouches qui se posaient sur une grosse plaie de son pied gauche où il n’y a plus de doigts. Tous les deux jours j’allais donc baigner son pied dans une infusion de plantain et le recouvrai d’huile avec une compresse. Je profitais du bain pour faire un peu de ménage. Mais notre communication était très limitée : je ne parlais pas fulfulde et lui ne comprenait pas le français. Quand nous devions échanger, par exemple pour qu’il maintienne la chaussette, il me fallait faire appel à l’un des voisins, généralement un enfant.
Comme je devais partir pour faire ma retraite, j’ai pris contact avec une infirmière du centre de santé pour assurer les soins pendant mon absence. Noëlla, responsable de la chorale de la paroisse, du groupe des dames apostoliques, a donc pris le relais. Et quand je suis revenue, à ma grande surprise, la plaie avait régressé très rapidement et les alentours de son petit appartement avaient été nettoyés. Noëlla avait fait appel à son groupe de femmes apostoliques pour l’aider. Avant Noël, c’est avec les copains (Action catholique) que nous sommes allés faire le grand ménage dans sa maison. L’un d’eux avait même prévu un peu de parfum. Mais il avait fallu, la veille, à la nuit tombante, avec Bouba, catéchiste, aller tuer les guêpes qui, nombreuses, avaient suspendu leur nid dans tous les coins de la pièce et derrière la porte : ceci lui a donné beaucoup de joie, et il n’a cessé de nous remercier. Il était également heureux que sa plaie ait bien diminué et qu’elle ne le fasse plus souffrir. Aussi maintenant il peut à nouveau marcher un peu dans le quartier et se mobiliser pour aller chercher une petite calebasse de bière de mil !
Un des jeunes, qui avait mis tout son cœur à laver les vêtements de Mathieu, disait après cette action : « Je veux être prêtre mais ce sera pour les pauvres« . Un autre a dit à son catéchiste : « Pourquoi à la catéchèse on fait seulement les cours et qu’on ne va pas voir des personnes malades ?  »
Mettre d’autres dans le coup a été une chance !

Marie-Thérèse PUECH, FSE. Communauté du Noviciat à Ngaoundéré. CAMEROUN. Publié le 3 juin 2022

Monseigneur Yves Plumey, né le 29 janvier 1913 à Vannes -France- et mort assassiné le 3 septembre 1991 à Ngaoundéré -Cameroun-, est un prêtre catholique français, de la congrégation des Oblats de Marie-Immaculée (O.M.I.), évêque puis archevêque de Garoua, de 1955 à 1984, pionnier de l’évangélisation dans le nord du Cameroun et du Tchad. Il est évêque émérite lorsqu’il est tué.

Les photos.
1-Papa Laurent. 2- Papa Philippe. 3- Le chef de quartier.
4- Maman Marie. 5- Maman Marie-Thérèse. 6- Robert Tizi.